Y a pas à dire...

... ou mieux dit par d'autres

Patrick Modiano

Le nom sur la couverture laisserait supposer que l’auteur s’est définitivement aventuré hors des murs de Paris, mais la vallée qui est mentionnée dans le titre n’est que le lieu d’une maison où le temps s’est confondu en raisons incertaines. Les rues parisiennes et leurs vieux pavés, ancres minérales de la mémoire de Modiano, réelle ou revisitée, sinon réinventée, préservent le décor d’un éternel récit des périodes compliquées de son existence. Ses pas le conduisent éternellement vers d’anciennes adresses hantées par des souvenirs d’histoires troubles et de personnages douteux sortant de façades nocturnes qui se font les marqueurs singularisant chaque dernière parution. Paris reste donc bien là. La Porte Maillot cette fois, d’où le héros du roman, Jean Bosmans, le double de l’écrivain, part à maintes reprises pour ladite maison afin d’y remonter une partie d’enfance malmenée par les spectres d’individus suspects et le mystère d’intrigues scabreuses non résolues.

« Chaque roman de Modiano nous donne des nouvelles brouillées du Temps. De ces « souvenirs dormants » – titre d’un de ses ouvrages résumé de son œuvre – qui se réveillent comme une douleur fantôme, se rappellent à lui « du plus loin de l’oubli », « remontent à la surface, comme des noyés, au détour d’une rue ». Ou d’un mot. Un passé qui ne passe pas. Cette formule appliquée par Henry Rousso à Vichy pourrait aussi définir le pôle Modiano. Un de ces pôles magnétiques où s’aimante une certaine France, paranoïaque, vaguement coupable d’un je-ne-sais-qui. Nul hasard si le revival de l’écrivain, au mitan des années 1990, coïncide avec un come-back de nos années noires. » 1

« L’auteur de Dora Bruder démontre une nouvelle fois le brio avec lequel il dérègle les pendules du temps et brouille les souvenirs pour mieux les rajuster progressivement, jouant constamment avec les pôles du flou et de la netteté. Les aficionados de Modiano ne manqueront pas de noter les effets d’intertextualité, avec noms, lieux et chiffres prélevés dans des œuvres précédentes et réémergeant ici de façon fantomatique. Le point d’arrivée pourrait en décevoir certains, mais faisant fi des schémas littéraires à succès, Chevreuse s’applique plutôt à nous montrer que l’aboutissement du chemin n’est peut-être pas aussi important que les dalles qui le pavent. » 2

« Chevreuse n’est pas un livre testamentaire, pourtant. Ce n’est pas même un roman triste, comme purent l’être en particulier Dans le café de la jeunesse perdue ou, d’une au façon, Dora Bruder (Gallimard, 2007 et 1997). C’est plutôt un livre de retrouvailles : celles que l’on vit presque toujours en lisant Modiano, qui dissémine incessamment les signes de son œuvre passée et nous donne ce sentiment étrange, en définitive, de renouer avec un monde dont on ne sait plus si on l’a vécu ou si on l’a rêvé. » 3

« Le regard de Modiano sur la ville, les gens, ce qui les anime, est toujours un peu celui de l’enfant. Cette façon de questionner, de comprendre des choses comme personne d’autre, d’inventer des histoires. « L’habitude de vivre sur une frontière étroite entre le rêve et la réalité », écrit-il dans Chevreuse. C’est le romancier des non-dits, des énigmes non résolues, des fausses pistes, des impasses. Des choses qui ne se passent pas et qui auraient pu faire de votre vie tout autre chose. » 4

« Le passé est comme du mercure – il se glisse entre les doigts – et le style de Modiano est si discret que ses mots ne semblent que légèrement attachés à la page, presqu’à peine, ce qui reproduit la quasi-impossibilité de ce qui est tenté. La lune de miel est une quête, une énigme et une lamentation, mais surtout, peut-être, une méditation sur les séductions et les écueils de la mémoire. » 5

« Modiano a souvent parlé de ses livres comme des rêves – ou des cauchemars – qui rejoueraient sans cesse des scènes du passé et leur atmosphère (menaçante), en redisposant les éléments dans un ordre à chaque fois différent. Chevreuse semble être le texte où ces éléments prennent place dans leur ordre plus réel que fantasmé : comme Bosmans, le jeune protagoniste, Patrick Modiano fut lui aussi confié durant l’enfance à une femme, amie de ses parents, dans la maison de laquelle il vécut plusieurs mois, si ce n’est des années, et où des êtres étranges débarquaient, où il se passait des choses bizarres (il en a souvent parlé en entretien). » 6

Chevreuse de Patrick Modiano, Éditions Gallimard

1 François-Guillaume Lorrain, Le Point, 9 décembre 2021

2 Sylvain Sarrazin, La Presse, 27 novembre 2021

3 Fabrice Gabriel, Le Monde, 8 octobre 2021

4 Dominique Lebel, L’actualité, 26 janvier 2023

5 Rupert Thomson, The Independent, 8 juillet 2023

6 Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, octobre 2021

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