Y a pas à dire...

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Annie Ernaux

L’écriture de la première prix Nobel française est volontairement plate, sèche, sans effet, voire blanche pour certains. Les faits bruts avant tout. Elle s’y expose avec le « je » pour mieux retrouver le lecteur dans l’universel. Mémoire de fille était dans sa tête depuis cinquante ans, c’est en 2016 qu’il s’y confronte, juste avant le mouvement #MeToo, par des mots crus qui décrivent bien plus terriblement la violence sexuelle qu’elle a alors subie. Engagée pour toujours dans la plupart des causes de gauche radicale qui lui sont présentées, parfois sans retenue et sans prudence, c’est la condition des femmes qui la porte plus spécialement. Qui lui vaut une reconnaissance appuyée sur le pavé des luttes féministes.

« Les féministes intersectionnelles, celles qui travaillent sur la question des violences sexuelles ou qui réfléchissent à la « charge mentale », le Planning familial…, toutes se réclament de l’écrivaine. « Le féminisme est marqué par des clivages très forts, notamment générationnels. Annie Ernaux y échappe. Est-ce parce qu’elle n’a jamais été militante ? C’est comme un écran de projection », remarque Emmanuelle Josse, l’une des quatre fondatrices de la revue La Déferlante, qui proposait dans son premier numéro un entretien croisé entre Annie Ernaux et Céline Sciamma. La parution de Mémoire de fille (récit d’un rapport non consenti) en 2016, quelques mois à peine avant #MeToo, l’a propulsée écrivaine visionnaire. » 1

« Grâce à une excellente scolarité, Annie se dessine un chemin hors du bourbier de ses origines jusqu’à l’école normale, puis épouse le premier homme qui se présente, se retrouvant plongée dans un purgatoire bourgeois comme mère au foyer, avant de s’extraire lentement de cette nouvelle prison grâce à l’écriture – ses livres tentent d’arrêter le temps en interrogeant et en reconstituant aussi précisément que possible les événements qui l’ont amenée à l’existence qu’elle mène désormais. Qui est-elle et d’où vient-elle ? Qui étaient ses parents et pourquoi vivaient-ils ainsi ? Pourquoi a-t-elle agi de cette façon avant de s’en est libérer, et dans quelle mesure sa vie est-elle la conséquence de ces actions ? A-t-elle jamais vécu délibérément ne serait-ce qu’une minute, ou bien son œuvre de reconstruction implique-t-elle un effort conscient pour une destinée aveugle ? » 2

« Ce monde, c’est celui du café-épicerie de ses parents, à Yvetot, en Normandie. Née Annie Duchesne en 1940, élevée comme fille unique (sa sœur aînée est morte avant sa naissance), elle grandit auprès d’une mère catholique pratiquante qui lui fait découvrir Margaret Mitchell et John Steinbeck. À 20 ans, après une première expérience sexuelle traumatique qu’elle racontera dans Mémoire de fille, elle commence à regarder son enfance avec une « certaine distance », à s’intéresser aux souvenirs comme matériau d’écriture. Tout se joue dans ces années où, après avoir quitté l’École normale d’institutrices, elle suit un double cursus de philosophie et de lettres. « Après ces deux années, il y aura d’autres événements dans ma vie, dont l’avortement que j’ai raconté dans l’Événement, mais tout s’est joué là : mon désir d’écrire, d’être professeur de lettres », se souvient-elle. Irriguée par le thème de la mémoire, l’oeuvre d’Annie Ernaux se divise en deux branches : d’une part, les récits d’enfance et d’adolescence comme la Place et l’Événement ; d’autre part, les livres de l’âge adulte comme Passion simple et l’Occupation, descriptions cliniques et crues de la passion amoureuse et de la jalousie. » 3

« Ce qui se voit ainsi mondialement célébré, c’est une œuvre qui ne pratique l’autobiographie (terme qu’elle récuse, cependant) que pour dire une histoire, des sensations, des émotions communes. Qui écrit « je » pour que le lecteur, à son tour, lise « je » et se retrouve, quels que soient les détails de sa vie propre, dans le texte qu’il a sous les yeux. Une œuvre admirable par sa constance, son tranchant et son intensité, dont l’écriture a toujours été conçue par son autrice comme une exigence « qui ne peut laisser en repos », s’attachant phrase après phrase, livre après livre, à tenter d’élucider le réel, à accéder à la compréhension et à l’expression d’une vérité autrement inaccessibles sur l’existence. » 4

« Ces dernières années, Annie Ernaux vient donc de les vivre en s’interrogeant sur une jeune fille qui lui était en grande partie inconnue (« une étrangère qui m’a légué sa mémoire »). Cette fille s’est retrouvée une nuit, dans un lit et « dans le noir », avec H., le moniteur-chef de la colonie de vacances où elle avait trouvé son premier job d’été. Il lui a demandé de se déshabiller. Elle a obéi. Lui aussi s’est mis nu. Bientôt, « il force ». Elle crie parce qu’« elle a mal ». S’entend dire : « J’aimerais mieux que tu jouisses plutôt que tu gueules ! »» 5

« L’un des récits les plus riches d’un avortement par une femme de la classe ouvrière est celui d’Annie Ernaux. Publié en 1974, il relate l’expérience de Denise Lesur, une étudiante boursière française de 20 ans. A partir de la description de son corps et des récits de son village, le lecteur reconnaît rapidement en Denise une conteuse soucieuse de protéger son avenir coûte que coûte. La scène d’ouverture est saisissante : J’étais sur la table, je ne voyais entre mes jambes que ses cheveux gris et le serpent rouge qu’elle brandissait avec une pince. Il a soudain disparu. Douleur insupportable. J’ai crié à la vieille femme qui me bourrait avec du coton pour le maintenir en place. Ne vous touchez pas là, ça risque de l’endommager. » 6

« Écrivaine du réel, elle affirme dans ses ouvrages se vision sociologique en se servant de son expérience de transfuge de classe, fille de petits commerçants, devenue professeure de lettres. Particulièrement engagée, elle a recours à son regard quasi ethnographique pour décrire sa ville de Cergy Pontoise où elle vit encore aujourd’hui dans des romans comme « Le journal du dehors » (1993), « La vie extérieure » (2000) ou « Regarde les lumières mon amour » (2014). Dans ce dernier, les grandes surfaces deviennent le terrain d’observation des fractures et des dissensions de classe. » 7

« D’une part, elle se refuse à inventer. D’autre part, elle veut être lue par ceux-là mêmes qu’elle accueille en littérature : son père et sa mère. Par la suite, elle assume tous les risques qu’implique une autobiographie sans fard : le désir, le sexe, la douleur, la jalousie, la perte sont exposés comme autant d’épisodes qui appellent impérieusement un livre. Passion simple (1992) est le premier qui aborde l’amour de la manière la plus honnête et la plus crue. Mais l’adulte audacieuse n’oublie jamais l’enfant meurtrie qu’elle a été. L’avortement, présent dans son premier roman, revient au centre de l’Événement (2000). Une initiation sexuelle brutale, à 18 ans, ressurgit dans Mémoire de fille (2016). » 8 

Mémoire de fille d’Annie Ernaux, Éditions Gallimard

1 Agnès Laurent, L’Express, 1 décembre 2022

2 Rachel Cusk, The New York Times, 2 mai 2023

3 Sophie Joubert, l’Humanité, 7 octobre 2022

4 Raphaëlle Leyris, Le Monde, 8 octobre 2022

5 Grégoire Leménager, L’Obs, 6 octobre 2022

6 Edna Bonhomme, The Nation, 26 juin, 2023

7 Léa Colombo, Les Echos Week-End, 6 octobre 2022

8 Claire Devarrieux, Libération, 7 octobre 2022

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