Si les conséquences du Brexit affichent un résultat jusqu’ici mitigé au Royaume uni, l’une d’elles est assurément l’envie de Jonathan Coe d’en découdre avec son pays pour s’être placé dans cette situation de retrait, voire de retranchement. Au meilleur de sa puissance littéraire, humour caustique et satire amère se mélangent dans une traversée du temps, entre la fin de la guerre et le début de la pandémie. Depuis Bourneville (le lieu du titre original) dans les West Midlands, les événements marquant de la société britannique se regardent à travers les yeux d’une famille très middle class dont Mary Lamb, peut-être le portrait de la mère de l’auteur décédée durant le confinement. De la victoire contre l’Allemagne dans ses années de petite fille à celles qui la surprennent isolée pendant la Covid. Ses expériences personnelles croisent les épisodes de grandeur du royaume, comme le couronnement d’Élisabeth II en 1953, la Coupe du Monde en 1966, l’investiture de Charles en tant que Prince de Galles en 1969 et son mariage avec Diana en 1981, mais aussi les plus douloureux telles les funérailles de celle-ci, ou les moins glorieux avec les mensonges pour justifier la sortie de L’Union Européenne ou les bouffonneries de Boris Johnson au 10 Downing Street. Oubliant un instant leur sarcasme, les passages sur les relations de Mary avec ses enfants et petits-enfants dispersés à travers le pays sont remplis de bienveillance et de délicatesse, probablement en souvenir des moments heureux de l’écrivain avec sa propre mère. Ou est-ce l’odeur du chocolat qui plane sur tout le roman qui les lui ramène plus délicieux ?
« C’est à Bournville, dans le sud de Birmingham, quartier « modèle » fondé à la fin du XIXe siècle pour les employés de l’entreprise de chocolat Cadbury, que Jonathan Coe plante la parentèle du « sosie » de sa mère, Mary Lamb. Une famille très middle class (père banquier, mère prof de sport, et trois fils aux trajectoires politiques divergents) dont nous suivons les heurs et malheurs narrés avec l’humour coutumier de leur créateur – ainsi des chapitres mémorables sur la « guerre du chocolat » entre la France et l’Angleterre ou la couverture médiatique des affaires européennes par le journaliste « Boris » (Johnson). » 1
« Un peuple ne peut-il rester soudé qu’en se mentant à lui-même, en cachant sous le tapis tout ce qui divise, dérange ou pose désagréablement question ? L’un des grands mérites de Jonathan Coe est de ne jamais juger trop sévèrement ses personnages. Souvent, comme s’ils lui échappaient, il s’en écarte, les écoute pérorer, secoue la tête, sans doute, avant de leur porter, par d’autres, une cinglante contradiction. » 2
« Au centre de l’archipel formé par la trentaine de personnages du roman, il y a Mary Lamb. Le prologue, situé à la veille de la pandémie, nous la présente octogénaire, menacée par un anévrisme. Avant que la première partie ne fasse revivre la fillette qu’elle fut à l’époque de la victoire, « le 8 mai 1945, et tout le tintouin », comme elle dit – en des temps héroïques dont le souvenir ne cessera d’habiter l’imaginaire national, à travers les discours publics ou les campagnes de publicité, nourrissant une fierté appelée à se raidir. » 3
« Il est difficile (mais pas impossible) de tracer une ligne entre l’énergie complexe des premiers travaux de Coe et ces romans ultérieurs plus doux et plus calmes. On y retrouve un auteur plus à l’aise avec lui-même, mieux à même de canaliser sa colère et sa frustration face à la direction prise par son pays, ainsi que son amour indéfectible pour celui-ci, dans une prose d’une beauté infinie, et où les personnages présentent au long des pages une vie glorieuse et rédemptrice. » 4
Le Royaume désuni (Bournville) de Jonathan Coe, traduit de l’anglais par Marguerite Capelle, Éditions Gallimard
1 Marianne Payot, L’Express, 10 novembre 2022
2 Fabrice Colin, Lire Magazine Littéraire, novembre 2022
3 Raphaëlle Leyris, Le Monde, 25 novembre 2022
4 Alex Paxton, The Guardian, 30 octobre 2022